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Septembre 1915 - Etampes, La Grange des Noyers - Poste du DCA. Soldats aidants aux travaux de la ferme.

#28.1

Cette scène champêtre captée par le photographe à la « grange des Noyers » en septembre 1915 aurait pu inspirer un peintre naturaliste1. On y retrouve en effet l'atmosphère des tableaux de Jean-François Millet, Jules Bastien-Lepage ou Léon Lhermitte célébrant les noces ancestrales des paysans avec la terre nourricière.

Tout y est : les meules blondes, la remorque fourragère se garnissant des gerbes portées à bout de fourche, le chien fidèle, l'enfant hasardant ses premiers pas sous le regard bienveillant de placides chevaux de trait … Mais nous sommes en pleine guerre,et les hommes qui prêtent ici main forte aux travaux des champs sont des soldats affectés à un poste de guet de Défense Contre les Aéronefs (DCA). En effet, sur le pignon de la ferme voisine, un escalier de bois camouflé par des feuillages monte jusqu'à une plateforme d'observation. 

Au moment des moissons, la main-d’œuvre faisait cruellement défaut dans les campagnes d'autant que de nombreux animaux de trait avaient été réquisitionnés par l'armée. Certaines femmes se mettaient parfois à plusieurs pour tirer elles-mêmes la charrue. Même si le machinisme agricole avait déjà beaucoup progressé, il existait alors très peu d'engins motorisés à l'exception des batteuses entrainées par une locomobile à vapeur.

Dès 1915, des permissions exceptionnelles de 15 jours furent accordés pour assurer la rentrée les récoltes. Quelques cultivateurs furent même libérés sous la responsabilité des maires; des réfugiés belges, des volontaires italiens ou espagnols, des prisonniers de guerre allemands, des blessés convalescents, des détenus de droit commun furent requis comme journaliers dans les fermes. Mais cela ne suffisait pas et en 1917, sous certains critères, des appelés des classes 1888 et 1889, puis ceux de 1890, 1891, furent,  non pas envoyés sur le front mais détachés temporairement comme main-d’œuvre agricole.

[1]    http://www.rivagedeboheme.fr/medias/images/dupre-les-foins.jpg

2 janvier 1917 - Davenescourt - Dans une ferme ; Equipe de soldats employés au battage du blé

#28.2

Ces soldats mis à disposition des fermes, nous les retrouvons ici en plein battage sur cette photographie. Le machiniste, le visage couvert de suie, fait une pause. La locomobile tourne bien, lâche des volutes blanches de vapeur et entraine à vive allure la longue courroie qui actionne la batteuse auprès de laquelle d'autres s'activent. Engreneurs, coupeurs de liens, décarpinteurs alimentent la gueule béante de la machine d'épis en gerbes. Et là où la machine crache d'un côté le grain et de l'autre la paille, on lient des bottes, on emplit les sacs. 

Sur ce front intérieur, le défi à relever était immense alors que les forces vives de la nation entière étaient dirigés vers l'effort de guerre: ravitailler les troupes mobilisées ainsi que les populations civiles, tenir la ferme et élever les enfants ... Elles, ils ne le purent le faire seuls, on connut le rationnement, des pénuries, des importations massives … et aussi des drames humains, des millions d'hectares dévastés ou abandonnés, des villages rayés de la carte …   

Indirectement et par la force des choses, la guerre accéléra les mutations du monde agricole. La taille des exploitations s'agrandit, le paysan devint cultivateur, éleveur, il se mit à parler production, rendement, prix…Il se mit à placer ses économies au « crédit agricole » créé en 1920 pour acheter de nouvelles terres et moderniser son exploitation. Ce qui était un mode de vie, devint un métier ! 

On ne parle pas encore d'exode rural mais la vieille société villageoise en s'ouvrant s'étiole lentement après la saignée de 14-18. Déjà en 1910, dans la « revue des deux mondes », un éditorialiste évoquait « l'abandon de la terre »; déjà les jeunes, qui avaient été instruits par l'école, dont les horizons s'étaient ouverts lors de leur service militaire, plaçaient ailleurs leurs ambitions et leurs rêves. « Où est le vieux paysan qui, le dimanche après la messe, éprouvait le besoin de faire le tour du champ qu’il n’avait pas quitté de la semaine ? Un beau guéret, une luzernière, un arbre chargé de fruits, éveillaient dans son esprit un monde d’images, d’idées, de souvenirs, et parlaient à son cœur ». Peut-être pleure-t-il son fils unique qui ne reviendra pas ! Peut-être, est-il le dernier de sa lignée, de son nom, à, saison après saison, jusqu'au bout de son âge, recommencer ce corps à corps avec sa terre !

Photos - Albums Valois -  Bibliothèque de Documentation internationale contemporaine (BDIC)