#36.1
A la veille du premier conflit mondial, l'Empire colonial de la France s'étendait sur d'immenses espaces dix fois plus vastes que la France métropolitaine. Il était composé d'une mosaïque de territoires qui n'avaient en commun que le nom de « colonies ». Ces disparités s'expliquent par les conditions et l'ancienneté de leurs « conquêtes » et par les niveaux d'autorité et de contrôle qu’exerçaient l'administration ou l'armée sur ces territoires dont une bonne partie étaient encore « sauvages » voire « inexplorés ».
Mais, en ces temps de guerre, l'Empire constituait du point de vue politique, bien plus qu'une source de ressources déjà abondamment exploitées mais aussi un réservoir d'hommes. L'idée d'une « force noire » avait d'ailleurs déjà été mise en application par la création de régiments coloniaux aux côtés de l'armée d'Afrique pour les besoins internes de maintien de l'ordre, de pacification ou de protection des colonies contre d'éventuels agresseurs.
Les autochtones des colonies n'étaient pas, dans leur très grande majorité (à l'exception de ce que nous appelons aujourd'hui les territoires d'outre-mer), des citoyens Français mais des sujets de l'empire colonial. Dès lors, ils ne disposaient pas des droits liées à la citoyenneté française; des droits coutumiers continuaient à être appliqués pour les affaires locales et les gouverneurs de ces régions s'appuyaient dans l'exercice de leur mandat sur un code de l'indigénat variant d'un territoire à un autre.
Celui-ci faisait de l'indigène un assujetti à un pouvoir colonial dominateur. Mais lorsqu'il s'est agi d'aller défendre le sol sacrée de la Patrie, on sut trouver les moyens nécessaires pour enrôler des hommes qui n'étaient pas même Français, qui, de la langue Française, ne connaissait parfois que les mots abrupts des planteurs, administrateurs ou militaires. Or s'il avait fallu nommer ces peuples, il aurait fallu les appeler Oualofs, Bambaras, Malinqués, Batékés …
Et l'Empire- Mauritanie, Sénégal, Guinée, Côte d'Ivoire, Dahomey, Haute-Volta, Soudan , Niger, Gabon, Moyen-Congo, Oubangui-chari, Tchad, Algérie, Maroc, Tunisie, Madagascar, les protectorats d'Annam et du Tonkin, les comptoirs des Indes Françaises…, unifia ses forces à celles d'un pays inconnu là-bas par delà la forêt, la montagne, et la mer !
On y recruta, parfois sous la contrainte, des hommes pour aller s'y battre ou y travailler. Et, les voilà débarqués aux confins maritimes de l'Europe Occidentale y découvrant intrigués une terre nouvelle, étrangère et ses habitants, tous blancs ! De leur côté, les continentaux imprégnés de livres d'images et de mise en scènes exotiques, avaient devant eux; des êtres bien réels, de chair et de sang, des hommes ...de couleur. Double choc !
#36.2
Même si les autorités militaires s'efforcèrent de maintenir une certaine distance entre les coloniaux et les populations locales, il y eut par nécessité, par besoin, par curiosité des rapprochements inédits entre deux mondes qui, jusqu'alors, n'avaient que peu de contact. Cette première grande migration vers la métropole, éveilla sans doute les consciences des uns des autres sur leurs conditions relatives et respectives. Une artiste peintre, Lucie Cousturier, occupait une villa « les parasols » située à Fréjus à côté d'un camp de tirailleurs Sénégalais. Elle leur rendit visite, voulut améliorer leur maîtrise du Français, organisa des cours … Elle publia en 1920 le récit de cette rencontre sous le titre « des inconnus chez moi.» Au travers des conversations qu'elle eût avec ses voisins, elle porta témoignage de l'histoire individuelle et des sentiments de ces hommes qui n'avaient pas les possibilités ni de la dire ni de l'écrire.
Dans ses échanges avec celui qu'elle appèle Ghibi, on découvre qu'il s'était caché dans la forêt pour ne pas être enrôlé, que le commandant du secteur avait, à la faveur, d'une chasse au bœufs sauvages, réussi à les attirer au village. Ghibi leur a répété que, sans père, il devait rester là pour cultiver la terre … on a menacé de mettre sa mère en prison, alors, il a beaucoup pleuré et il est parti … Il dénonça les « méchants civils » qui dirigeaient la réfection de route à laquelle ils étaient affectés, les coups « avec la main, avec souliers, avec bâton » …
Dans les années 20, la parole se libéra. André Gide, dans son journal de voyage au Congo, note « je sais des choses dont je ne puis pas prendre mon parti. Quel démon m’a poussé en Afrique ? Qu’allais-je donc chercher dans ce pays ? J’étais tranquille. A présent je sais ; je dois parler. »
Et dire des remous que provoqua la publication des reportages d'Albert Londres regroupés sous le titre « terre d’ébène ». Albert Londres justifiait alors ce sévère tableau du système colonial «Notre métier n'est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie ».
Photos - Albums Valois - Bibliothèque de Documentation internationale contemporaine (BDIC)